(Jean 4, 1-45).
Je vous invite à me suivre pas à pas dans l'étude d'un texte qui relate un bout du
cheminement que Jésus fit avec une femme, connue sous le nom de Samaritaine. Vous serez
sans doute agréablement étonnés des surprises que nous réserve cette promenade qui
débouche sur bien des découvertes au fil des virages et des sentiers empruntés.
1. Mémoire douloureuse:
v.4: "il fallait qu'il passe par la Samarie". Ce n'était pas
une obligation géographique ou topographique, car il aurait pu prendre une autre route.
Était-ce une obligation malheureuse, du type: il fallait encore que tu manges la
confiture alors que tu viens de mettre ta chemise blanche qui maintenant est sale... Ou
bien est-ce de la provocation: Jésus qui cherche non pas la confrontation avec des
adversaires, mais laffrontement avec les ennemis au coeur de leur fief intégriste,
quitte à courir le risque de se faire tuer ou du moins tabasser? Avait-il autre chose en
tête, et si oui quoi?
Nous sommes à une époque particulière et à un endroit spécial, les renseignements
historiques et les détails géographiques dont nous disposons dans le texte sont riches
d'enseignement: la ville de Sychar, au coeur de la Samarie, en compétition avec
Jérusalem, le poumon d'Israël, avec des questions vitales portant
sur le lieu: Quel est le bon endroit
pour la vraie adoration: la Samarie? Israël? Sychar? Jérusalem? le Mont Garizim? le
Sinaï? Ma montagne? Ma ville?
sur les gens: qui sont les meilleurs?
les Samaritains? les Juifs? les Pharisiens?Jean-Baptiste? Jésus? les disciples duquel des
deux? les croyants? les libéraux ou les fondamentalistes?
Nous avons en tout cas une certitude: souvent nous croyons que sommes meilleurs que les
gens du monde. Il y a très nettement un contexte de compétition, de rivalité: (voir les
versets 1 et 2). C'est une configuration mentale du type diabolique, en grec diabolos (le
diable) signifiant celui qui divise, qui établit la rivalité et la compétition entre
les gens (l'un se croyant supérieur à l'autre, alors qu'il est peut-être simplement
différent de lui); rivalité aussi et exclusion entre les lieux qu'ils habitent, même
entre les lieux qu'ils vénèrent dans leur mémoire (nous reparlerons de cet aspect avec
la Samaritaine et dans sa manière d'établir des rapports avec les lieux du passé
qu'elle évoque en dialoguant avec Jésus).
Peut-être qu'une des raisons qu'avait Jésus de passer en Samarie était de changer cette
mentalité, cette rivalité, pour la métamorphoser en réconciliation et en coopération.
Il y a aussi le champ de Jacob, donné à son fils Joseph, et surtout ce puits, vivant
dans la mémoire individuelle de la femme, et dans la mémoire collective de la tribu dont
elle faisait partie, tout en se situant "à la marge" (pas vraiment à la
margelle). Endroit magique, imprégné d'une histoire passée qu'on ne peut évoquer sans
être touché, sans vibrer, car elle évoque avant tout la mémoire affective. Jésus s'y
assied, fatigué. Un détail chronologique: c'est la sixième heure, le soleil au zénith,
frappant dur comme du plomb. C'est l'heure où les gens "normaux" restent chez
eux, à l'ombre. C'est le moment propice pour faire des rencontres... bizarres, avec des
gens étranges: c'est en tout cas là que vont se croiser, une femme (pas comme les
autres), et un homme (unique en son genre).
Présentation des personnages:
v.7: "une femme de Samarie", encore assez anonyme, une femme.
Jésus qui lui demande d'intervenir dans la satisfaction d'un de ses besoins fondamentaux,
vitaux: "donne-moi à boire". Pour l'autre besoin vital, manger, les disciples
étaient allés dans le supermarché d'à côté.
v.9: "la femme samaritaine", l'article défini précise un peu,
le zoom se focalise plus sur elle. Elle se renferme pourtant sur elle-même: comment me
demandes-tu, à moi, femme (à l'époque, elles ne jouissent pas d'une grande estime), en
plus, moi, une samaritaine, que vous juifs vous considérez comme des tarés, ce qui n'est
pas que faux quand on connaît les problèmes de dégénérescence dus à la
consanguinité).
Il n'y a pas ou que peu de contacts entre ta tribu et la mienne, entre ma secte et la
tienne. C'est l'auteur lui-même, Jean, qui pose le diagnostic: "les juifs en effet,
n'ont pas de relations avec les samaritains". Le texte grec dit: pas de
synchronos, c'est à dire pas de synchronie, d'harmonisation du temps, il y a
toujours un décalage à nos pendules, aux montres de nos histoires respectives: c'est ou
trop tôt ou trop tard, mais jamais le moment opportun, adéquat, pour faire quelque chose
en commun. Pas une symphonie, mais une cacophonie, pas une groupe homogène, mais
hétérogène, pas une action complémentaire, mais une rivalité= mentalité tribale,
clanique, diabolique (dans le sens de la division, du conflit).
v.10: Jésus, face à ce positionnement sectaire, tente d'élever le
débat et de débloquer la situation, de défaire les noeuds qui emprisonnent. Mais elle
reste, pour le moment, dans sa configuration mentale de cloisonnement, dans son système
mi-clos, mi-fermé, derrière lequel on se barricade grâce aux multiples mécanismes de
défense possibles.
v.11: "tu n'as rien pour puiser, et le puits est profond, d'où
aurais-tu cette eau vive? "= réponse de type fonctionnaliste: comment ça marche?
matériellement, techniquement? Rappelle la réponse du Nicodème au chapitre précédent
(comment retourner dans le ventre de sa mère?). Et toujours ce schéma de compétition,
d'inféodation à un lieu qui prouve la supériorité de mes ancêtres: "es-tu plus
grand que notre père Jacob...". On est tellement bien à l'abri des murs de
séparation, alors que lui, qui est le plus Grand, s'abaisse jusqu'à nous pour nous
rejoindre dans l'humanité, et invite à jeter des ponts, pas à ériger des murs de
séparation.
v.13-14: Jésus n'en reste pas qu'au bas de la pyramide des besoins:
satisfaction des besoins vitaux (respirer, manger, boire, dormir), sinon on meurt. Il sait
comme nous que la privation des besoins est source de frustration et de mal-être. Une
personne qui souffre, qui est mal-adaptée, est souvent celle qui a été privée de la
satisfaction des besoins plus élaborés tels que la tendresse, le droit à la sécurité,
la confiance, le besoin d'appartenance et d'appréciation, l'estime de soi et la
reconnaissance... Jésus indique qu'il est possible de
trouver la satisfaction de tous ces besoins, même de la soif la plus profonde, mais de
manière définitive, de telle sorte qu'on devienne "source d'eau" à son tour,
inducteur de satisfaction et non plus de frustration permanente. La femme est interpelée
par ces paroles, elle a confiance en lui et le respecte ("Kurios",
"Seigneur", pour la 2ème fois, v.11 et 15).
v.15 et ss: elle s'ouvre, enfin, elle peut exprimer qu'elle a une soif
très profonde, et qu'elle en a assez de venir puiser ici. Jésus en profite pour évoquer
le passé douloureux, la mémoire affective blessée, qu'il est peut-être plus facile de
refouler ou d'oublier par l'amnésie (mais la blessure reste quand-même là). Appel au
mari; pas là. Tu en as cinq, et celui que tu as n'est pas le tien. Démarche moitié
diplomatique moitié provocante, mais avec finesse et délicatesse, sans jugement hâtif
et définitif: tu es en concubinage, en situation de péché irrémédiable...
v.19: elle reconnaît qu'il est prophète. En réalité, ce n'est pas
très difficile, tout le monde devait être au courant, avec radio-cocotier, téléphone
arabe, agence de presse adventiste... L'endroit (puits), qui était lieu de souffrance,
d'isolement, devient lieu de bénédiction, l'endroit pour régler un vieux problème, qui
remonte en surface parce que maintenant c'est le bon moment, opportun et favorable
(kairos), parce que la situation est mûre (pleroma), et surtout parce que Lui ne l'a pas
ni rejetée ni commis avec elle le péché d'une relation trop intime basée sur la pitié
fusionnelle. La femme s'est ouverte un peu, puis elle se retranche à nouveau derrière le
mécanisme de défense qui consiste en l'appartenance tribale: nos pères ont adoré...
Jésus remplace l'importance de l'endroit et la primauté topographique par la qualité de
la motivation du coeur, et par la nécessité de s'élever au-dessus des contingences
tribales (avait déjà dit la même chose à Nicodème: il faut naître d'en haut, se
ressourcer auprès du père céleste), non pas pour déjà être au ciel et y rester, mais
pour puiser en lui les forces nécessaires au combat quotidien de notre vie.
Finalement Jésus se révèle comme le Messie, les disciples reviennent (ils n'ont rien
compris, comme d'habitude), et la femme devient inductrice d'évangile, porte-parole et
témoin de sa propre libération, fondée sur l'acceptation ou l'aveu de la faute passée:
"Venez-voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait, ne serait-ce point le
Christ" v.28.
La reconnaissance de la faute, de l'erreur, consentie au bon moment et dans les bonnes
conditions, accompagnée de l'aveu sincère, libère et permet de réinvestir positivement
l'énergie laissée si longtemps au repos ou utilisée à l'autodestruction. En même
temps, la culpabilité est transformée en responsabilité et le remords en regret d'avoir
commis du tord à quelquun.
Grâce à ce témoignage de la femme, qui maintenant est en voie de guérison par un
triple pardon accordé et reçu: par rapport à Dieu, par rapport aux autres et par
rapport à soi-même); les autres membres du village, du clan, écouteront, verront le
changement, croiront, puis découvriront par eux-mêmes, que Jésus est non pas un simple
prophète ou un seigneur, mais bien le Sauveur du monde (v.42). Nous assistons là à
laboutissement dun changement de mentalité, dun élargissement du champ
de conscience, qui permettra le passage dune conception des choses et des gens assez
limitée à un perception plus universaliste et englobante.
2. Implications pratiques:
1) Jésus est venu pour apaiser toutes nos
soifs, toutes nos sécheresses personnelles et collectives, comme le montre le cheminement
de cette femme à la recherche du temps perdu: v. 25, elle est en quête, en attente, car
elle aspire à la venue du Messie: "Je sais que le Messie doit venir, quand il sera
venu il nous annoncera toutes choses"; elle est soulagée et libérée, comme nous le
voyons au verset 29Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait...; et enfin,
elle est inductrice d'évangile, porteuse de bonne nouvelle, v.39: "Plusieurs
samaritains crurent à cause de cette déclaration formelle de la femme: Il m'a dit tout
ce que j'ai fait
2) Il a un projet pour chacun en particulier
et pour nous tous en tant que familles (biologiques, sociales et spirituelles-églises),
et invite à rentrer dans un projet, dans une perspective d'avenir, non par pour survivre
sous le poids de la culpabilité, de la dette à payer ou du plaisir à rechercher à tout
prix, mais pour vivre, dans la joie des retrouvailles et du bonheur à construire,
3) le premier pas vers le changement
consiste à accepter qu'on a été faillible dans tel ou tel registre (chacun sait où il
doit changer: une faille dans un domaine ne devient pas forcément la faillite générale
d'une personne ou d'un système), puis à Lui avouer la faute, le manquement, en vue de la
transformation en profondeur par Lui avant de se rendre auprès de la personne offensée
ou blessée. La mémoire douloureuse devient ainsi l'occasion d'un réinvestissement
porteur de sens et d'espoir, avec toutes les nouvelles potentialités qui s'y rattachent,
4) Il ne condamne pas mais libère et
pardonne, demandant en retour à ceux qui ont bénéficié de son pardon d'être prêts à
leur tour à l'offrir, à s'engager résolument sur le chemin de la réconciliation (la
vraie, celle qui passe par le Fils: Sohn, Versöhnung...),
5) La vie est faite de certitudes, mais
aussi d'hésitations: celle du chrétien aussi, avec l'exigence de vivre les certitudes,
d'éviter les erreurs et de rectifier celles qui ont été commises. Ceci implique une
certaine dose de flexibilité, de tolérance, de modestie (ne pas se prévaloir de ce
qu'on sait) et d'humilité (savoir ce qui me manque encore), avec la capacité d'aller
vers le monde et l'autre en l'interrogeant pour le découvrir, apprendre de lui grâce aux
échanges possibles entre lui et moi, ce qui d'ailleurs ne signifie pas que je doive
renoncer à mes principes, aux valeurs qui m'ont été transmises et que j'essaie de
partager,
6) Ainsi si le chrétien a droit à
l'erreur, il a aussi le devoir de rectifier. Comme le dit le philosophe Karl POPPER:
"L'homme est le seul être vivant bénéficiant de l'extraordinaire chance de pouvoir
faire mourir ses idées à sa place... il est vital pour la société ouverte de douter
que nous détenions la vérité. Mais il est mortellement dangereux de douter qu'on puisse
la trouver...",
7) L'Eglise n'échappe pas à cette
réalité: elle a pu se tromper. Chacune des communautés éclésiastiques est confrontée
avec le rendez-vous douloureux de ses propres erreurs et de ses errements à reconnaître
et à surmonter. Sur ce chemin, elle doit être habitée par ce Sauveur, qui est déjà
venu, et qui bientôt, reviendra, Lui "qui est notre paix... qui a renversé le mur
de séparation, l'inimitié.." (Ephésiens 2).
Jean-Michel MARTIN |