La foi n'est pas qu'une attitude aveugle d'obéissance inconditionnelle. Elle ne s'exprime
pas que dans une conduite qui agit sans comprendre les événements et leur portée. En
tant que croyant libre et doué d'une capacité de réflexion, je suis invité à
m'informer, à faire des choix éclairés et responsables, à percevoir le sens de mon
histoire personnelle et communautaire. Cela passe parfois par le courage de répondre à
la question : " Pourquoi ", qu'il s'agisse d'un pourquoi causal : " Pour
quelle raison " ; ou d'un pour-quoi final : " Dans quel but ".
Jésus nous en donne quelques exemples enrichissants.
1. Les droits et les devoirs des parents
Luc 2,49 : " Pourquoi me cherchiez-vous. Ne savez-vous pas qu'il faut que je
m'occupe des affaires de mon père ? "
C'est la célébration de la Bar Mitsva, durant laquelle le jeune garçon de 12 ans
devenait " fils du commandement ". Il était accepté parmi les adultes pour
l'étude et la compréhension des Ecritures. Il s'agit d'une sorte de rire de passage, où
l'on trouve les trois temps de tout rite de passage :
1) Rupture avec le passé récent (période
de la petite enfance)
2) Mise de côté pour un nouvel
apprentissage (étude de la parole pour sa compréhension et sa mise en pratique)
3) Agrégation, accueil, intégration dans
un nouveau système (ici dans le monde des " grands ").
C'est aussi l'occasion pour Jésus de clarifier son rôle divin et de baliser son espace
relationnel avec ses parents et avec sa famille terrestre : il ne voulait ni une relation
trop proche (fusionnelle), ni trop distante (se perdre de vue), ni conflictuelle (au lieu
de se disputer, de s'affronter sur des points de désaccords, vivre une saine
confrontation), mais permettre à chacun de garder la bonne distance. Ses parents devaient
lui laisser l'espace suffisant pour qu'il puisse cultiver la relation avec son père
céleste, et pour qu'il puisse grandir, en faisant ses propres choix et en prenant ses
décisions personnelles.
Il y a une légère pointe de reproche, mais avec amour et respect. Jésus pose la
question : " pourquoi me cherchiez-vous", mais sans agressivité, il invite
plutôt ses parents à réfléchir quant à leurs vraies motivations, et quant à la
raison d'être de leur peur face à son absence et face à sa disparition provisoire. Il
reste soumis et obéissant à ses parents terrestres, tout en s'inscrivant dans le projet
du Père céleste ! Son " pourquoi " est une occasion de réflexion et de prise
de conscience pour ses parents : ne pas être sur-protecteur (en croyant bien faire) ni un
obstacle dans le développement spirituel et psycho-affectif de l'enfant!
2. Quelques étapes de la vie du croyant
Dans Matthieu 8,26, Jésus interroge ses disciple sur leur manque de foi : "
Pourquoi avez-vous peur, oh gens de peu de foi ? " Alors qu'il venait d'apaiser
la tempête, donc de leur montrer sa Toute-Puissance par rapport aux éléments liquides
(qui constituaient leur horizon quotidien), eux répondent par des hésitations, des
doutes, qui attristent Jésus. A l'arrière-plan il sait aussi que leur énergie est
grandement mangée par leur préoccupation prioritaire : " Qui de nous est le plus
grand ? Qui aura la meilleure place au royaume qu'Il va instaurer " Au lieu de
chercher à développer une compétence, ils veulent exercer un pouvoir. Au lieu de
servir, ils veulent se servir de à des fins personnelles !
Le même type de question fuse aux oreilles de Pierre : " Pourquoi as-tu douté ?
" (Matthieu 14,31). La foi amphibie n'a pas tenu longtemps. Il commence à
couler, comme une
pierre. Son Sauveur lui tend la main pour le tirer de ce mauvais
pas et lui indique du même coup qu'il a encore un long chemin à parcourir avant
d'arriver à bon port dans la traversée vers le salut.
Le regard perçant de Jésus pénètre juste dans la profondeur du cur de l'homme
(ici des scribes et des pharisiens) : " Pourquoi avez-vous de mauvaises pensées
? " (Matthieu 9,4). Les hommes religieux de son époque voyaient en lui un
usurpateur et un blasphémateur, surtout quand il se permettait de parler à un
paralytique, couché sur son lit de souffrance et de malheur (maladie = malédiction pour
le mal commis, telle était leur équation réductrice, de laquelle Jésus va prendre
magistralement le contre-pied. Drôle d'humour, prendre le contre-pied grâce à un
paralytique).
" Prends courage mon enfant, tes péchés sont pardonnés " Double provocation :
envers les scribes, car seul Dieu a le pouvoir de pardonner ; et envers le paralytique,
car cela lui " fait de belles jambes " d'obtenir le pardon alors qu'il espérait
la guérison. Finalement l'homme est guéri, mais pas la dureté de leurs curs !
Dans Jean 8,46, Jésus est aux prises avec les Juifs : " Qui de vous me
convaincra de péché ? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? "
Leur conception était trop étriquée, pas assez universelle, et ils avaient " pour
père le diable ". Quelle famille !
Ils avaient vu dans leur élection en tant que peuple du salut un privilège (à garder),
et pas une responsabilité (à partager avec tout homme). Il est toujours plus facile de
rester une tribu, de demeurer dans sa secte, bien à l'abri, plutôt que d'être un peuple
en mouvement vers l'autre !
Jésus s'en prend directement à la tradition stérile des scribes et des pharisiens : "
Pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ? "
(Matthieu 15,3) Les théologiens de l'époque reprochaient aux disciples de Jésus de
briser la tradition juive en ne se lavant pas leurs mains avant de prendre le pain. C'est
du propre ! Et eux, n'ont-ils pas du sang sur leurs mains délicates ? Leurs mains
servent-elles à ériger des murs de séparation ou à jeter des ponts de rapprochement ?
Matthieu 26,10 exhale le doux parfum de l'histoire de Marie de Béthanie : "
Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ? Elle a fait une bonne action à mon
égard " Jésus dénonce ici l'étroitesse et les préjugés de ses propres
disciples : ils évaluent la perte matérielle et financière, le gâchis apparent de
l'acte d'amour de Marie. Dilapider ainsi le contenu précieux de ce beau vase d'albâtre !
Ils ne voient pas la motivation derrière l'acte, et ils ne savent pas la différence
entre le prix d'une action et la valeur de sa motivation!
Jésus accepte le don de cette femme, le cadeau de ses larmes et l'offrande de sa personne
!
Dans Luc 22,46, Jésus se sent seul en Gethsémane : "Pourquoi dormez-vous ?
" C'est plus un cri de solitude, l'expression d'un sentiment d'abandon qu'un
reproche adressé à ceux qui ne font pas preuve de la résistance espérée. Plus
personne sur qui compter et se reposer ! Comme si certains déserts devaient être
traversés dans la solitude et l'isolement !
Luc 24,38 montre Christ apparaissant aux onze après sa résurrection : " Que la
paix soit avec vous
Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi ces raisonnements
s'élèvent-ils dans vos curs ? " Eux pensaient voir un esprit (forme de
peur et de superstition).
Dans Jean 20,15, deux anges parlent à Marie-Madeleine : " Femme, pourquoi
pleures-tu ? Qui cherches-tu ? " Jésus lui (re)pose la même question. Elle
pleurait le départ de son Sauveur, et ne pouvait se faire à l'idée de sa disparition.
Les pleurs, les interrogations (parfois la colère, voire l'amertume ou le ressentiment),
autant de sentiments qu'il importe d'exprimer, autant d'étapes du deuil indispensables,
avant d'arriver à l'acceptation, avant d'avoir le recul nécessaire pour continuer à
vivre quand même, malgré le poids de l'absence et de la disparition!
3. Christ lui-même
Dans Jean 18,23, Jésus est maltraité par un des gardes d'Anne : " Si j'ai mal
parlé, prouve ce qu'il y a de mal ; et si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?
" Jésus a été jugé, son sort est scellé. On l'a amené devant le tribunal,
et Pierre le trahit, il préfère se tenir au loin, car il a peur de Caïphe et de ses
décisions.
Jésus est resté dans les règles de la bienséance, mais ses paroles justes sont une
insulte pour ceux qui préfèrent les ténèbres du complot à la lumière de la vérité
!
Dans Matthieu 27,46, Jésus est plongé au plus profond de la souffrance : " Et
vers la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte : Eli, Eli, lama sabachhtani ?
c'est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? "
Il est trois heures de l'après-midi, l'heure du sacrifice quotidien de l'agneau qui
préfigurait la mort de Christ. Heure de l'ultime épreuve, temps de détresse : moment de
silence, de ténèbres, au cur de la mort. Jésus qui pousse l'obéissance à son
comble. Sa foi est restée vivante, mais la douleur, la peine et la souffrance
transpercent nos oreilles de leur cri perçant : " Pourquoi m'as-tu abandonné ?
"
Encore une fois, ce n'est pas le doute qui s'exprime, ni l'amertume ou la révolte, mais
le tréfonds de la souffrance, mêlé du sentiment légitime d'avoir été abandonné,
après avoir été mal compris !
Voyons un dernier texte, comme une lueur d'espoir qui pointe dans Actes 1,11 : "
Deux hommes
dirent : Hommes Galiléens, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au
ciel ? Ce Jésus, qui vous a été enlevé au ciel du milieu de vous, viendra de la même
manière que vous l'avez-vous allant au ciel "
C'est à nouveau une question de regard qu'on jette sur les événements et les choses,
une manière de voir ! Il faut les yeux de la foi pour surmonter le choc du départ, le
vide de la séparation.
Christ était paru, puis il s'était dérobé à leurs yeux. Une porte s'était fermée,
mais une autre allait s'ouvrir : ils devaient se rendre à Jérusalem conformément à
l'ordre du Messie, pour recevoir la puissance du Saint-Esprit. Le vide de son absence
laissait place au présent (cadeau) de sa Présence. L'étape de la crucifixion, de la
mort, allait engendrer la résurrection !
Christ s'y révélait comme le précurseur, Celui qui nous préparait une place, Celui qui
allait intercéder en notre faveur. Lui qui devait venir, qui est venu, et qui reviendra.
Lui qui a posé des " Pourquoi ? ", Lui qui accepte tous nos " Pourquoi
".
Alors, pourquoi ? " Parce qu'il nous a aimés le premier ".
Alors, " Pour-quoi ? " Pour notre bien, car " toutes choses concourent
au bien de ceux qui aiment Dieu " (Romains 8,28)
Alors, finalement, " Pourquoi pas ? "
Jean-Michel MARTIN |