A. Déjouer les faux pardons
Qu'est-ce que le pardon?
Est-ce oublier?
Non. La sagesse populaire le dit à sa manière: "Je peux pardonner, mais pas
oublier"
Est-ce nier?
Pas davantage: refuser de reconnaître la faute, la nier, n'est pas une solution.
L'amnésie est une maladie, et on ne guérit pas une maladie en la rayant du dictionnaire.
Pardonner n'est pas se situer en dehors de la réalité et de la vérité.
Pardonner, un tour de force de la volonté?
Certains imaginent que le pardon est un pur acte de volonté, une prouesse de maîtrise de
soi. A un moment donné, vous sollicitez toute l'énergie de votre volonté, vous
accomplissez un acte noble et héroïque (mais parfaitement inutile), et vous vous
écriez, comme par magie: "Je t'ai pardonné". Le tour est joué? Pas si sûr!
Se retrouver comme avant l'offense?
Pardonner n'est pas non plus reprendre tout comme avant la faute, effacer ce qui s'est
produit. Aucun détergent n'enlève ce genre de tâche. Le méfait laisse dans l'histoire
personnelle et collective une trace indélébile. Jésus porte toujours les stigmates de
la crucifixion.
Renoncer à ses droits?
Pas davantage. L'injustice doit être corrigée dans la mesure du possible, le préjudice
doit être réparé autant que faire se peut: "Sans effusion de sang, il n'y a pas de
pardon" (Hébreux 9,22). L'amour ne remplace pas la justice; loin de la neutraliser,
il la porte à sa pleine mesure.
Excuser?
Pardonner, ce n'est pas non plus excuser dans le sens de minimiser la faute, la
relativiser au point de ne même plus l'identifier et d'en venir à justifier le mal.
Se venger?
C'est une sorte de justice dans le malheur, une tentative (ou plutôt une tentation) de
réguler la vengeance. Du point de vue psychologique, il existe une vengeance passive, une
agressivité retournée contre soi: en arrêtant de vivre, en refusant de créer de la
vie, en empêchant son propre bonheur et/ou celui d'autrui. Beaucoup de dépressions
viennent de là.
Cultiver l'indifférence le ressentiment ou le mépris?
Plantes amères, nocives, ressassant à l'infini, favorisant l'éclosion d'autres plantes
toxiques dans un jardin transformé en jungle. Le mépris est une forme de violence non
physique, par lequel je tiens l'autre à distance et je l'empêche de vivre pleinement; il
amorce la déshumanisation par la négation d'humanité: je torture l'autre, sans passer
à l'acte, et je commets un crime contre la loi d'amour instaurée dès la création et
qui apparaît à chaque détour de l'itinéraire biblique. Notre rationalisme occidental a
perpétué une forme de mépris en prônant la supériorité de l'intelligence
conceptuelle des idées abstraites sur l'intelligence pratique et corporelle. Dans ce
contexte, pourquoi pensez-vous que Jésus a appris l'artisanat du charpentier et la
poésie de l'homme proche de la nature plutôt que les spéculations oiseuses du docteur
en théologie?
Vivre uniquement dans le passé?
C'est comme avoir arrêté l'horloge du temps: une horloge arrêtée a certes raison deux
fois par jour, mais elle n'est pas un repère fiable. En plus, elle obstrue le présent et
hypothèque l'avenir, car le futur est coloré par la blessure, qui à défaut d'être
cicatrisée ou enfouie, s'infecte.
S'identifier à l'agresseur?
Non, qu'il s'agisse d'une agression intérieure ou de l'extérieur, car ma personne serait
fragmentée, faisant de moi ce que l'Epître de Jacques, 1,8, appelle un "homme
irrésolu" (en grec, dipsychos: à la personnalité psychique divisée), un être
ayant perdu son unité fondamentale, son harmonie, ne sachant plus distinguer clairement
se je suis victime ou agresseur.
Regarder l'offenseur d'en haut?
Certainement pas, sinon le pardon consisterait à dégénérer en un étalage
insupportable de la noblesse morale de celui qui pardonne, tout en affichant sa
supériorité: "Dans mon infinie bonté, je te pardonne...". Cette manière de
pardonner humilie le coupable, et introduit un nouveau dysfonctionnement relationnel, un
abus de force déguisé en acte de bonté...
Il est donc important de déjouer les faux pardons (qui correspondent à autant de faux
schémas mentaux):
Pardonner ne veut pas dire oublier, car si on arrive à
pardonner, la mémoire cicatrise.
* Le pardon n'est pas volontaire, héroïque, une
obligation volitionnelle.
* Le pardon ne signifie pas excuser l'autre comme s'il était irresponsable de ses actes
et de leurs effets, comme s'il n'avait aucun compte à rendre.
* Le pardon n'est pas synonyme de réconciliation immédiate: à la suite d'une blessure,
on ne peut plus revenir comme avant, et il faut "laisser du temps au temps", en
sachant que le temps n'arrange pas toujours les choses.
* Le pardon n'est pas l'expression d'une supériorité.
* Il ne veut pas non plus dire démission et passivité |
B. Sur le chemin du vrai pardon
Chacun est invité à emprunter résolument le chemin du vrai pardon, en s'engageant dans
l'acte courageux (parfois douloureux), qui consiste à vouloir faire cesser l'offense et
à renoncer à la spirale maléfique du préjudice suivi de la rétribution, suivie des
contre-représailles etc...
En effet, il faut une certaine dose de courage pour
1. Oser reconnaître
l'offense, en cherchant à l'identifier;
2. Rentrer en contact "avec sa blessure
intérieure", en la nommant (avec lucidité, nommer la blessure, sans la minimiser ni
l'exagérer, ne pas la macérer), mais partager avec quelqu'un pour objectiver et
symboliser: la parole, les mots pour dire "les maux", la mise en scène,
permettent d'inscrire l'événement traumatisant dans une trajectoire, dans un contexte
qui lui redonnera sa vraie place: importance du partage, dans l'écoute et l'échange.
Nous sommes souvent des victimes (parfois des coupables), mais pour éviter que le
désordre s'installe, il faut "nommer ce ou celui qui nous a fait mal", pour
cicatriser la blessure. Pas forcément pour la faire disparaître, mais pour supprimer la
douleur qui allait avec; non pas pour gommer le fait, l'événement factuel traumatisant,
mais pour intégrer la résonance affective qui en résultait. Il s'agit donc de dire,
d'exprimer, d'intégrer sans être submergé.
3. Accepter de rentrer en soi et de faire le
deuil de ce que qui a été perdu ou gâché: faire le deuil des attentes que j'avais par
rapport à quelqu'un; le deuil de l'amitié trahie; le deuil du mal causé et subi. Voir
l'exemple du fils prodigue qui a porté préjudice à sa famille et à lui-même, et qui
prend le risque du retour, ne sachant pas trop bien quel accueil lui serait réservé. Le
récit poignant est présenté dans Luc 15, 17-19: "Etant rentré en lui-même, il
dit: Combien d'ouvriers chez mon père ont du pain en abondance, et moi ici, je meurs de
faim! Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai: Mon père, j'ai péché
contre le ciel et contre toi. Je ne suis plus digne d'être appelé ton fils".
4. S'autoriser, accepter de se reconnaître
révolté, meurtri, vulnérable, tout en se purifiant de ces sentiments corrosifs
s'ouvrant à l'action de l'Esprit. C'est parfois un long cheminement, une traversée du
désert, un peu comme si on descendait au fond de ses émotions, mais sans qu'elles nous
engloutissent, car Dieu nous accompagne dans le franchissement des eaux profondes qui
mènent sur l'autre rive: "Si tu passes à travers les eaux, je serai avec toi, les
fleuves ne te submergeront pas. Ne crains pas, car je suis avec toi" (Esaïe 43,2).
5. Vivre la confrontation avec la colère
qui est en moi. Dans cette confrontation (qui n'est pas un affrontement, avec un vainqueur
et un vaincu), je refuse deux erreurs possibles:
* celle qui voudrait retourner la colère contre moi: "Ne laisse pas le soleil se
coucher sur ta colère" (Ephésiens 4,26) en somatisant par exemple, en entretenant
les pensées négatives et destructrices d'auto-dépréciation ou d'autopunition;
* celle qui déplace cette colère sur d'autres, comme le grand frère du fils prodigue,
dans sa réaction fratricide et de rupture: "...il se mit en colère, et refusa
d'entrer..." (Luc 15,28).
S'abstenir des chemins de traverse, qui nous donneraient l'illusion de moins souffrir, en
permettant aux germes de destruction de se développer, et d'infecter notre blessure
intérieure (appel à la vengeance, au courroux humain ou divin; refus de vivre dans la
paix; besoin d'accumuler pour combler le vide existentiel ou la vacuité spirituelle;
course aux diplômes; activisme débordant, y compris en matière religieuse; entretien de
pensées mortifères du style: "Je ne suis plus digne d'être aimé",
"untel n'est pas digne d'attention" ...).
1. Recommencer l'acte
du pardon, car combien de fois faut-il pardonner? La réponse de Jésus, bien qu'elle soit
provoquante, est sans équivoque: "Il faut pardonner soixante-dix fois sept
fois" (Matthieu 18,22), c'est-à-dire autant de fois que nécessaire, à la mesure du
pardon de Dieu, qui lui est infini.
2. Se pardonner à soi-même, en se plaçant
dans la dynamique d'harmonisation de sa vie intérieure et extérieure. Le meilleur
ingrédient en est l'amour, l'amour dans ses multiples facettes et dont la Bible dessine
finement les mille contours: amour d'en-haut (relation verticale-transcendentale avec
Dieu), amour horizontal-humain dans sa dimension interpersonnelle (avec l'autre) et
intrapersonnelle (relation avec moi-même), dont Matthieu 22,34-40 s'est fait le chantre:
"Jésus lui répondit: Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cur, de
toute ton âme, et de toute ta pensée... Tu aimeras ton prochain, comme
toi-même...". Amour-agape loué par l'apôtre Paul dans 1 Corinthiens 13, 4:
"...L'amour est patient, il est plein de bonté...". Le mot patient est
"makrotumos": l'amour se tient loin (makro) de la colère (tumos) qui ronge et
qui donne des... tumeurs. Il permet de se tenir éloigné à bonne distance de
l'indignation nocive. Il dénote l'attitude de la personne qui aurait largement la
possibilité de se venger, mais qui y renonce volontairement.
3. Donner un sens à sa blessure: qu'est-ce
que ça m'a apporté dans ma vie? La confier à Dieu, reconnaître en Lui l'effondrement,
le situer dans le temps et en détecter les effets. La présence de Dieu nous permet de
les accueillir, de les retraverser, en apprivoisant peu à peu les craintes qui en
résultaient. Le voile qui s'y rattachait se déchire, et le brouillard qui l'enveloppait
s'est estompait, car l'amour de Dieu chasse les ténèbres et éclaire les événements
sous un jour nouveau.
4. Renoncer à pardonner par soi-même: le
pardon ne m'appartient pas, mais mon cur est ouvert au don du pardon, offert en
premier par Dieu comme un cadeau unique à saisir et à faire fructifier en le partageant.
Le vrai moteur est de savoir que Dieu m'a aimé le premier, qu'il a déversé sa
miséricorde: "Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux" (Luc
6,36). "SI vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous
pardonnera aussi, mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre père ne vous pardonnera
pas non plus vos fautes" (Matthieu 6,14-15).
5. Accepter que c'est à Dieu que revient le
dernier mot: "Ne rendez à personne le mal par le mal...A moi la vengeance, à moi la
rétribution dit le Seigneur" (Romains 12,19). Le pardon me libère d'un fardeau, car
je peux le remettre à Dieu qui juge et rétribue justement: la faute exige une sentence,
mais elle reste l'affaire de la justice des hommes, et surtout de celle de Dieu. Par un
acte de foi, et un renoncement volontaire à exercer ma propre justice, je libère
l'action du Saint-Esprit, qui est un esprit de pardon, et je me place dans la dynamique de
la grâce: "Soyez bons les uns envers les autres, compatissants, faites-vous grâce
réciproquement, comme Dieu vous a fait grâce en Jésus-Christ" (Ephésiens 4,32).
Il s'agit en somme d'une uvre de pacification du l'être: Dieu restructure le tissu
psychique et émotionnel qui a été abîmé, et met en route vers la vie plus ouverte,
par la sortie de l'enfermement et de l'esclavage lié aux peurs anciennes. Les énergies
qui étaient utilisées à ruminer, à détester, à haïr, à ignorer, ou à tourner en
rond, sont désormais déployées comme une source féconde et vivifiante, alimentant le
pardon et la réconciliation: "Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car
l'amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime
pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour" ( Jean 4,7-8).
Encore une fois: il s'agit là d'une démarche de maturation, de creusement en profondeur,
qui prend du temps pour aller au bout du mûrissement de nos émotions (passagères, de
nos sentiments (plus durables), de nos modes de penser et d'agir. La nécessaire et
douloureuse confrontation avec soi-même est le prix de la libération réelle, dans ce
sens chaque pardon (donné et reçu) est une Pâque, un passage de la mort à la vie, une
vraie résurrection. Nous recevons le pardon en reconnaissant notre manquement, notre
errement (en hébreu, pécher signifie "mal viser", "manquer un but").
La rupture relationnelle avec Dieu, avec autrui, la dissociation intérieure avec
soi-même, sont surmontées. Recevoir le pardon de Dieu, du prochain, constitue un temps
fort, unique et intime, fondamental et structurant dans notre parcours. Acte profond qui
fait fondre le cur, qui introduit dans l'accueil de la gratuité, qui intègre mon
passé dans le présent et dans le futur de Dieu, qui libère de toutes les toxines qui
empoisonnent notre âme, qui chasse les ténèbres, car nous sommes passés de l'ombre à
la lumière!
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